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Théologie de la prospérité
Le danger d’un « évangile différent »

Antonio Spadaro sj — Marcelo Figueroa

paroleetsilence.com/L-evangile-d…news_330.html

« Théologie de la prospérité » : c’est la description et la dénomination la plus connue d’un courant théologique néo-pentecôtiste. Au cœur de cette « théologie », il y a la conviction que Dieu veut que ses fidèles connaissent une vie prospère, c’est-à-dire qu’ils soient riches du point de vue économique, sains du point de vue physique et individuellement heureux. Ce type de christianisme place le bien-être du croyant au centre de la prière, et il fait de son Créateur celui qui exauce ses pensées et ses désirs.
Le risque de ce type d’anthropocentrisme religieux, qui place au centre l’homme et son bien-être, est celui de transformer Dieu en un pouvoir à notre service, l’Église en un supermarché de la foi, et la religion en un phénomène utilitariste et éminemment sensationnel et pragmatique.

Cette image de prospérité et de bien-être, comme nous le verrons plus loin, fait référence au dénommé American dream, au « rêve américain ». Il ne s’identifie pas à lui, mais il en fait une interprétation réductrice. En soi, ce « rêve » est la vision d’une terre et d’une société entendues comme un lieu d’opportunités ouvertes. Historiquement, au cours des siècles, cette vision a motivé de nombreux migrants économiques à quitter leur terre pour rejoindre les États-Unis, à la recherche d’un lieu où leur travail aurait produit des résultats inatteignables dans leur « vieux monde ».

La « théologie de la prospérité » naît de cette vision, mais elle la traduit mécaniquement en termes religieux, comme si l’opulence et le bien-être étaient le véritable signe de la prédilection divine, à « conquérir » de manière magique avec la foi. Cette « théologie » a été diffusée — notamment grâce à de gigantesques campagnes médiatiques — dans le monde entier par des dizaines de mouvements et de ministres évangéliques, le plus souvent néo-charismatiques.

L’objectif de notre réflexion est celui d’illustrer et d’évaluer ce phénomène, qui entend également être une tentative de justification théologique du néo-libéralisme économique. Pour finir, nous illustrerons la manière dont le pape François est intervenu à plusieurs reprises pour montrer les dangers de cette théologie qui, comme il a été dit, « obscurcit l’Évangile du Christ[1] ».



La diffusion dans le monde



L’« évangile de la prospérité » (prosperity gospel) s’est répandu non seulement aux États-Unis, où il est né, mais aussi en Afrique, particulièrement au Nigéria, au Kenya, en Ouganda et en Afrique du Sud. À Kampala, le Miracle Center Cathedral est un grand stade couvert dont la construction a coûté sept millions de dollars. C’est l’œuvre du pasteur Robert Kayanja, qui a également développé un vaste mouvement très présent dans les médias.

L’« évangile de la prospérité » a aussi eu un impact notable en Asie, surtout en Inde et en Corée du Sud. Dans ce pays, au cours des années 1980, un important mouvement autochtone lié à ce courant théologique a été promu par le pasteur Paul Yonggi Cho. Il a prêché une « théologie de la quatrième dimension », selon laquelle les croyants, à travers le développement de visions et de songes, allaient pouvoir réussir à contrôler la réalité, obtenant toute sorte de prospérité immanente[2].

On observe également un enracinement au sein de la République populaire de Chine, à travers les « Églises de Wenzhou ». Wenzhou est un important port oriental de la province du Zhejiang. Dans cette région, de grandes croix rouges sont apparues sur des édifices toujours plus nombreux. Habituellement, elles indiquent la présence d’une « Église de Wenzhou », une communauté créée par différents entrepreneurs locaux et liée au mouvement de la « théologie de la prospérité »[3].

En Amérique latine, c’est à partir de 1980 que la diffusion et la propagation de cette théologie se sont vérifiées de manière exponentielle, même si nous en trouvons des racines entre les années 1940 et 1950. Ce phénomène religieux s’exprime, du point de vue médiatique, à travers l’utilisation de la télévision par certains pasteurs très charismatiques, détenteurs d’un message simple et direct, présenté autour d’un show de musique et de témoignages et d’une lecture fondamentaliste et pragmatique de la Bible.

Si nous regardons l’Amérique centrale, le Guatemala et le Costa Rica sont probablement devenus les deux bastions principaux de ce courant religieux. Au Guatemala, la présence du leader charismatique Carlos Enrique Luna Arango, dit « Cash Lune », a été déterminante. Le Costa Rica est le siège de la chaîne de télévision satellitaire évangélique TBN-Enlace.

En Amérique du Sud, la diffusion la plus importante a eu lieu en Colombie, au Chili et en Argentine, mais le Brésil mérite sans aucun doute une attention spéciale, car il possède une dynamique propre et un mouvement pentecôtiste autochtone, l’« Église universelle du Royaume de Dieu ». Ce groupe, également dénommé « Arrête de souffrir », possède des ramifications dans toute l’Amérique latine, mais il a conservé un langage intermédiaire entre l’espagnol et le portugais, qui détermine un type de communication particulier et soigneusement étudié. Il suffit d’analyser l’annonce de l’« Église universelle » brésilienne pour retrouver un important message de prospérité et de bien-être, lié à la fréquentation personnelle de ses temples dans l’objectif de recevoir de multiples bénéfices.

La propagande de cet « évangile » est assurée par une présence massive au sein des grands moyens de communication, et elle est soutenue par son influence importante sur la vie politique.



Les origines du mouvement et le « rêve américain »

Si nous cherchons les origines de ces courants théologiques, nous les trouvons aux États-Unis, où la majorité des spécialistes de la phénoménologie religieuse américaine les font remonter au pasteur new-yorkais Esek William Kenyon (1867-1948). Ce dernier soutenait que le pouvoir de la foi pouvait modifier les réalités matérielles concrètes. Mais la conclusion directe de cette conviction est que la foi peut conduire à la richesse, à la santé et au bien-être, tandis que le manque de foi conduit à la pauvreté, à la maladie et au malheur.

Les origines de la « théologie de la prospérité » sont en réalité complexes, mais nous en présentons ici les racines les plus significatives, renvoyant aux ouvrages spécialisés pour approfondir le sujet. Ainsi, la théologienne Kate Ward a travaillé sur l’influence d’Adam Smith, et notamment sur sa « théorie des sentiments moraux [4]». En ce sens, elle montre que la compassion, pour Adam Smith, ne concerne pas les pauvres, mais l’admiration pour ceux qui ont connu une histoire de succès.

Ces doctrines sont également corrélées au positive thinking, la « pensée positive », expression de l’American way of life (« mode de vie américain »), dont elles se sont largement nourries. En ce sens, elles sont reliées à la « situation exceptionnelle » qu’Alexis de Tocqueville attribuait aux Américains dans son célèbre ouvrage La démocratie en Amérique (1831), au point d’affirmer que « la situation des Américains est donc entièrement exceptionnelle, et il est à croire qu’aucun peuple démocratique n’y sera jamais placé ». Alexis de Tocqueville finit par affirmer qu’un tel way of life modèle également la religion des Américains.

Parfois, ce sont les autorités américaines elles-mêmes qui confirment ce lien[5]. Lors de son récent discours sur l’état de l’Union, le 30 janvier 2018, le président Donald Trump, pour décrire l’identité du pays, a affirmé : « Ensemble, nous sommes en train de redécouvrir l’american way of life. » Et il a poursuivi : « En Amérique, nous savons que la foi et la famille sont le cœur de la vie américaine, et non le gouvernement et la bureaucratie. Notre devise est “en Dieu nous avons confiance” (In God we trust). Et nous célébrons nos convictions, notre police, notre armée et nos merveilleux vétérans comme des héros qui méritent notre soutien total et indéfectible. » En l’espace de quelques phrases apparaissent donc Dieu, l’armée et le rêve américain[6].



Les « méga-églises » de l’« évangile différent »



Un élan fondamental a été apporté à ces idées de « prospérité évangélique » par le dénommé « Word of Faith », qui a eu comme mentor principal le pasteur — auto-proclamé « prophète » — Kenneth Hagin (1917-2003). L’une de ses caractéristiques était d’avoir des visions récurrentes, qui le conduisaient à donner des interprétations singulières de certains textes de la Bible très connus. C’est le cas, par exemple, de Mc 11,23-24 : « En vérité je vous le dis, si quelqu’un dit à cette montagne : “Soulève-toi et jette-toi dans la mer”, et s’il n’hésite pas dans son cœur, mais croit que ce qu’il dit va arriver, cela lui sera accordé. C’est pourquoi je vous dis : tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l’avez déjà reçu, et cela vous sera accordé. » Ces deux versets sont pour Kenneth Hagin des piliers porteurs de la « théologie de la prospérité ».

Il affirme que, pour se traduire en œuvre, la foi miraculeuse doit être dépourvue d’incertitudes, particulièrement en ce qui concerne les choses impossibles : elle doit proclamer spécifiquement le miracle et croire qu’il s’exaucera de la manière imaginée. Kenneth Hagin a également mis en avant un autre aspect : le fait que le miracle désiré doit être considéré comme déjà concédé. C’est-à-dire qu’il faut déplacer sa réalisation du futur vers le passé.

Esek William Kenyon ainsi que Kenneth Hagin ont compris que la communication de masse était un instrument fondamental pour la diffusion rapide de leurs enseignements. Le premier l’a utilisée avec son show personnel Kenyon’s Church of the Air, et le second avec le programme Faith Seminar of the Air.

Certains prédicateurs peuvent être cités comme des continuateurs des théologies de Esek William Kenyon et de Kenneth Hagin et de leur stratégie de communication. Le premier est Kenneth Copeland — qui a été « oint » par Kenneth Hagin comme son successeur — avec son programme télévisé Believer’s Voice of Victory, qui a diffusé ces doctrines dans une large partie du monde. De la même manière, Norman Vincent Peale (1889-1993), pasteur de la Marble Collegiate Church de New York, est devenu populaire grâce à ses livres aux titres éloquents : La puissance de la pensée positive, Votre pensée peut tout, L’enthousiasme fait la différence, Quand on veut, on peut ! Norman Vincent Peale fut un prédicateur de talent, qui réussit à mêler marketing et prédication.

Aux États-Unis, des millions de personnes fréquentent assidûment des « méga-églises » qui diffusent ces théologies de la prospérité. Les prédicateurs, prophètes et apôtres enrôlés dans cette branche extrême du néo-pentecôtisme ont occupé des espaces de plus en plus importants dans les mass-media, publiant une énorme quantité de livres devenus rapidement des best-sellers et donnant des conférences qui sont très souvent diffusées vers des millions de personnes grâce à tous les moyens mis à disposition par internet et les réseaux sociaux.

Des personnes comme Oral Roberts, Pat Robertson, Benny Hinn, Robert Tilton, Joel Osteen, Joyce Meyer, et d’autres encore, ont accru leur popularité et leur richesse à force d’approfondir, d’emphatiser et de pousser à l’extrême cet évangile. Joyce Meyer affirme ainsi que son programme télévisé « Comment profiter de la vie de chaque jour » touche les deux tiers du monde à travers la radio et la télévision et qu’il a été traduit en 38 langues[7].

Il est absolument évident que le pouvoir économique, médiatique et politique de ces groupes — que nous avons qualifié de manière générique d’« évangélistes du rêve américain » — les rend beaucoup plus visibles que les autres Églises évangéliques, notamment celles de la lignée pentecôtiste classique. En outre, leur croissance est exponentielle et elle est directement proportionnelle aux bénéfices économiques, physiques et spirituels qu’ils promettent à leurs fidèles : toutes ces bénédictions sont très éloignées des enseignements d’une vie de conversion propre aux mouvements évangélistes traditionnels.

Bien qu’ils en soient issus et qu’ils en aient adopté différentes dénominations, ces groupes ont été également très critiqués par les Églises charismatiques qui ont conservé leur religiosité évangélique fondée sur les miracles, sur les prophéties et sur les signes. De nombreux groupes évangéliques, soit traditionnels (baptistes, méthodistes, presbytériens), soit plus récents, ont durement critiqué ces mouvements, au point de qualifier ce qu’ils proclament d’« évangile différent » (a different gospel)[8].



Le bien-être économique et la santé

Les piliers de l’« évangile de la prospérité », comme nous l’avons déjà dit, sont principalement au nombre de deux : le bien-être économique et la santé. Cette mise en avant est le fruit d’une exégèse littérale de certains textes bibliques qui sont utilisés au sein d’une herméneutique réductionniste. L’Esprit saint est limité à un pouvoir mis au service du bien-être individuel. Jésus-Christ a abandonné son rôle de Seigneur pour se transformer en un débiteur de chacune de ses paroles. Le Père est réduit « à une sorte de commissionnaire cosmique (cosmic bellhop) qui s’occupe des besoins et des désirs de ses créatures[9] ».

Chez les prédicateurs de cet évangile, la « parole de foi » qu’ils prononcent est transposée dans le lieu que la Bible occupait traditionnellement dans le mouvement évangélique comme norme de foi et de conduite, jusqu’à l’élever à la puissance et à l’effet de la parole apostolique de l’« oint ». Le fait de parler au nom de Dieu de manière directe, concrète et spécifique donne à la « parole positive » un sens créatif, considéré comme capable de faire en sorte que les choses se réalisent, si ceux qui participent ne leur font pas obstacle avec leur manque de foi.

En même temps, ces prédicateurs enseignent que, s’agissant d’une « confession de foi », les fidèles sont responsables, avec leurs paroles, de ce qui leur arrive, qu’il s’agisse de la bénédiction ou de la malédiction économique, physique, générationnelle ou spirituelle. « Il y a un miracle dans ta bouche » (There is a miracle in your mouth) est un refrain que nombre de ces pasteurs répètent. Le processus miraculeux est le suivant : visualiser de manière détaillée ce que l’on veut, le déclarer expressément à l’oral, le réclamer à Dieu avec foi et autorité et le considérer comme déjà obtenu. Finalement, le fait de « réclamer » les promesses de Dieu extraites des textes bibliques ou de la parole prophétique du pasteur place le croyant dans une position dominante par rapport à un Dieu prisonnier de sa propre parole, comme elle a été perçue et crue par le fidèle.

Le thème de la santé joue à son tour un rôle prépondérant au sein de la « théologie de la prospérité ». Dans ces doctrines, c’est notre propre esprit qui doit se concentrer sur les lois bibliques supposées, lesquelles produisent ensuite la puissance désirée à travers le langage. On présuppose, par exemple, qu’un malade, sans avoir recours au médecin, peut guérir simplement en se concentrant et en prononçant au présent ou au passé des phrases bibliques ou des prières inspirées de l’Écriture. L’une des phrases utilisées de manière instrumentale est : « Par les plaies du Christ je suis déjà guéri. » Selon eux, ces paroles entraîneraient de manière immédiate le « déblocage » de la bénédiction divine, qui au même moment opérera la guérison.

Bien évidemment, les événements funestes et les désastres, même les catastrophes naturelles, ou les tragédies, comme celles des migrants ou d’autres semblables, n’offrent pas de récits de vainqueurs aptes à maintenir les fidèles liés à la pensée de l’« évangile de la prospérité ». C’est la raison pour laquelle on note une absence totale d’empathie et de solidarité de la part de leurs adhérents. Ils ne font preuve d’aucune compassion envers les personnes qui ne sont pas prospères, car, de manière évidente, elles n’ont pas suivi les « règles », et ainsi, elles vivent dans l’échec et ne sont donc pas aimées de Dieu.



Un Dieu de « pactes » et de « graines »



L’une des caractéristiques de ces mouvements est l’accent mis sur le « pacte » établi par Dieu avec son peuple, ses testaments de la Bible. Et il s’agit principalement de pactes avec ses patriarches. Ainsi, le texte du pacte avec Abraham tient une place centrale, dans le sens où il assure de la prospérité. La logique de ce concept du « Dieu des pactes » est que, les chrétiens étant les fils spirituels d’Abraham, ils sont aussi les héritiers des droits matériels, des bénédictions financières et des occupations territoriales terrestres. Plus que d’un pacte biblique, on dirait qu’il s’agit d’un « contrat ».

Dans son livre The Laws of Prosperity, Kenneth Copeland a écrit que, vu que le pacte de Dieu a été établi et que la prospérité fait partie des legs de ce pacte, le croyant doit prendre conscience du fait que la prospérité lui appartient de droit maintenant[10].

Dans ces théologies, l’appartenance filiale des chrétiens en tant que fils de Dieu doit être réinterprétée comme celle de « fils du Roi » : une filiation qui donne des droits et des privilèges monarchiques principalement matériels à ceux qui la reconnaissent et la proclament. Harold Hill, dans son livre How to be a winner, a écrit : « Les fils du Roi ont le droit de recevoir un traitement spécial, car ils jouissent d’une relation vivante spéciale, de première main, avec leur Père céleste, qui a fait toutes les choses et continue à en être le Seigneur[11]. »

Dans cette théologie, le principe de « semis » ou de « graine » est un autre concept central et intimement corrélé avec le précédent. Le texte classique de référence est Ga 6,7 : « Ne vous y trompez pas ; on ne se moque pas de Dieu. Car ce que l’on sème, on le récolte. » Mais également Mc 10,29-30 : « Jésus déclara : “En vérité, je vous le dis, nul n’aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de l’Évangile, qui ne reçoive le centuple dès maintenant, au temps présent, en maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle.” »

La prospérité matérielle, physique et spirituelle trouve l’un de ses textes de référence préférés dans le verset 2 de la Troisième Épître de Jean : « Très cher, je souhaite que tu te portes bien sous tous les rapports et que ton corps soit en aussi bonne santé que ton âme[12]. » Dans l’Ancien Testament, le texte de référence est Dt 28,1-14.

Ces textes sont interprétés de manière totalement fonctionnaliste. Par exemple, dans son livre God’s Will is Prosperity, la prédicatrice Gloria Copeland a écrit, faisant référence à des donations pour des ministères comme le sien : « Tu donnes un dollar pour l’amour de l’évangile, et tu en gagnes 100 ; tu donnes 10 dollars, et en échange tu en recevras 1000 en cadeau ; tu donnes 1000 dollars, et en échange tu en reçois 100 000. Si tu donnes un avion, tu recevras cent fois la valeur de cet avion. Si tu offres une automobile, tu obtiendras tellement d’automobiles que tu n’en auras plus besoin pour le reste de ta vie. En bref, Marc 10,30 est une bonne affaire[13] ! »

En définitive, le principe spirituel du semis et de la récolte, à la lumière d’une interprétation évangélique complètement sortie de son contexte, est que donner est avant tout quelque chose qui a trait à l’économie, qui se mesure en termes de retour sur investissement. On oublie donc ce qui est écrit tout de suite après Ga 6,7, c’est-à-dire : « Qui sème dans sa chair, récoltera de la chair la corruption ; qui sème dans l’esprit, récoltera de l’esprit la vie éternelle. » (v. 8)



Le pragmatisme et l’orgueil du succès



Cet « évangile » que nous venons de décrire est facilement assimilé dans les sociétés actuelles, au sein desquelles la légitimité du surnaturel nécessite une certaine vérification expérimentale. Le pragmatisme du succès requiert des propositions de foi simples. L’urgence d’une vie prospère et sans souffrance s’adapte à une religiosité à la mesure du client, et le kairos du Dieu de l’histoire s’adapte au kronos frénétique de la vie actuelle. En définitive, on parle ici d’un Dieu conçu à l’image et à la ressemblance des personnes et de leurs réalités, et non selon le modèle biblique.

Dans certaines sociétés au sein desquelles on a fait coïncider la méritocratie avec le niveau socio-économique sans tenir compte des énormes différences d’opportunités, cet « évangile », qui met l’accent sur la foi comme « mérite » pour s’élever dans l’échelle sociale, s’avère être injuste et radicalement anti-évangélique.

En général, l’existence de richesses ou de bénéfices matériels est encore une fois attribuée à la responsabilité exclusive du croyant, et par conséquent, sa pauvreté ou son manque de biens est également de sa responsabilité. La réussite matérielle place le croyant dans une position d’orgueil liée à la puissance de sa « foi ». À l’inverse, la pauvreté le charge d’une faute doublement insupportable : d’un côté, il considère que sa foi ne parvient pas à mettre en mouvement les mains providentielles de Dieu ; et, de l’autre, que sa situation misérable lui est imposée par Dieu, une punition inexorable acceptée avec soumission.



Une théologie du « rêve américain » ?

Cette théologie est clairement liée aux concepts philosophiques, économiques et politiques d’un modèle de matrice néo-libérale. Certains des représentants de cette théologie en tirent une conclusion de nature géopolitique et économique, liée au pays d’origine de la « théologie de la prospérité ». Elle conduit à l’idée que les États-Unis se sont développés avec la bénédiction du Dieu providentiel du mouvement évangélique. Au contraire, les habitants du territoire qui s’étend du Rio Grande vers le sud sont plongés dans la pauvreté, précisément parce que l’Église catholique a une vision différente, opposée, qui « exalte » la pauvreté. Il est même possible de mettre en évidence le lien qui existe entre ces positions et les tentations intégristes et fondamentalistes aux connotations politiques[14].

En vérité, l’un des graves problèmes liés à la « théologie de la prospérité » est son effet pervers à l’égard des personnes pauvres. En effet, non seulement elle exaspère l’individualisme et met à mal l’esprit de solidarité, mais elle incite en plus les personnes à adopter une attitude de croyance aux solutions miracles, selon laquelle seule la foi peut conduire à la prospérité, et non l’engagement social et politique. Le risque est donc de voir les pauvres qui sont fascinés par ce pseudo-évangile demeurer prisonniers d’un vide politico-social qui permet facilement à d’autres forces de façonner leur monde, les rendant inoffensifs et sans défense. L’« évangile de la prospérité » n’est jamais un facteur de changement réel, lequel est au contraire fondamental dans la vision propre à la doctrine sociale de l’Église.

Si Max Weber parlait de la relation entre protestantisme et capitalisme dans le contexte de l’austérité évangélique, les théologiens de la prospérité répandent l’idée d’une richesse proportionnelle à la foi personnelle. Dépourvue de sens social et cloisonnée dans une expérience de bénéfice individuel, cette conscience propose, consciemment ou inconsciemment, une relecture extrémiste des théologies calvinistes de la prédestination. La sotériologie s’ancre en quelque sorte au temporel et au terrestre et se vide de la traditionnelle vision eschatologique. Ainsi, même dans le milieu protestant, les nombreuses personnes qui s’en tiennent à la théologie traditionnelle voient avec méfiance, et plus encore critiquent fortement, la progression de ces théologies, que beaucoup associent au new age et à des expressions du mysticisme magique.



« Le salut n’est pas une théologie de la prospérité »

Dès le début de son pontificat, le pape François a eu présent à l’esprit l’« évangile différent » de la « théologie de la prospérité » et, le critiquant, il a appliqué la classique doctrine sociale de l’Église. Il en a parlé à plusieurs reprises pour en mettre en évidence les dangers. Il le fit pour la première fois au Brésil, le 28 juillet 2013. S’adressant aux évêques du Conseil épiscopal latino-américain, il avait pointé du doigt la « conception fonctionnaliste ecclésiale », qui « constitue une sorte de “théologie de la prospérité” dans l’organisation de la pastorale ». Elle finit par s’enthousiasmer pour l’efficacité, le succès, le résultat constatable et les statistiques favorables. L’Église tend ainsi à adopter des « manières d’entrepreneurs » qui sont aberrantes et éloignent du mystère de la foi.

En août 2014, s’adressant de nouveau à des évêques, cette fois en Corée, le pape François a cité Paul (1 Co 11,17) et Jacques (2,1-7), qui réprimandent les Églises qui vivent de manière telle que les pauvres ne se sentent pas chez eux. « C’est là une tentation de la prospérité », a-t-il commenté. Et il a poursuivi : « Soyez attentifs, parce que votre Église est dans la prospérité, c’est une grande Église missionnaire, c’est une grande Église. Que le diable ne sème pas cette ivraie, cette tentation d’ôter les pauvres de la structure prophétique même de l’Église et qu’il ne vous fasse devenir une Église aisée pour les personnes aisées, une Église du bien-être… je ne dis pas jusqu’au point d’arriver à la “‘théologie de la prospérité”’, non, mais dans la médiocrité. »

On retrouve également des allusions à la « théologie de la prospérité » dans les homélies prononcées par le pape François à Sainte-Marthe. Le 5 février 2015, le souverain pontife a déclaré clairement que « le salut n’est pas une théologie de la prospérité », mais qu’« il est un don, le don même que Jésus avait reçu pour le donner ». Et le pouvoir de l’Évangile est celui de « chasser les esprits impurs pour libérer, pour guérir ». En effet, Jésus « ne donne pas le pouvoir de manœuvrer ou d’accomplir de grandes entreprises ». Le pape François l’a répété, toujours à Sainte-Marthe, le 19 mai 2016. Certains, a-t-il dit, croient « en ce que l’on appelle la “théologie de la prospérité”, c’est-à-dire que Dieu te fait voir que tu es juste s’il te donne beaucoup de richesse », mais « c’est une erreur ». C’est pourquoi le psalmiste dit : « N’attache pas ton cœur aux richesses. » Pour mieux se faire comprendre, le pape a rappelé l’épisode évangélique du « jeune riche que Jésus aima, parce qu’il était juste » : lui, « il était bon, mais attaché aux richesses, et ces richesses ont fini par devenir pour lui des chaînes qui lui ont ôté la liberté de suivre Jésus ».

La vision de la foi proposée par la « théologie de la prospérité » est clairement en contradiction avec la conception d’une humanité marquée par le péché et avec l’attente d’un salut eschatologique, lié à Jésus-Christ comme sauveur et non au succès de nos propres œuvres. Elle incarne donc une forme particulière de pélagianisme contre laquelle le pape François a souvent mis en garde. En effet, il a écrit dans l’exhortation apostolique Gaudete et exsultate que certains chrétiens se sont employés à suivre le chemin « de la justification par leurs propres forces, celui de l’adoration de la volonté humaine et de ses propres capacités, ce qui se traduit par une autosatisfaction égocentrique et élitiste dépourvue de l’amour vrai. » Cela se manifeste à travers de nombreuses attitudes en apparence différentes, parmi lesquelles « l’enthousiasme pour les dynamiques d’autonomie et de réalisation autoréférentielle » (no 57).

La « théologie de la prospérité » exprime également l’autre grande hérésie de notre époque, c’est-à-dire le « gnosticisme » : en effet, elle affirme qu’il est possible de façonner la réalité avec les pouvoirs de l’esprit. Ce fait est — par exemple — particulièrement mis en évidence dans le travail de Mary Baker Eddy (1821-1910) et dans sa grande influence sur l’Église et le mouvement de la Christian Science. Comme l’écrit le pape François dans l’exhortation apostolique Gaudete et exsultate, le gnosticisme — de nature — veut domestiquer le mystère de Dieu et de sa grâce, « utilisant la religion à son propre bénéfice, au service de ses élucubrations psychologiques et mentales ». Au contraire, « Dieu nous dépasse infiniment, il est toujours une surprise et ce n’est pas nous qui décidons dans quelle circonstance historique le rencontrer, puisqu’il ne dépend pas de nous de déterminer le temps, le lieu et la modalité de la rencontre. Celui qui veut que tout soit clair et certain prétend dominer la transcendance de Dieu. » (no 41)



* * *



L’« évangile de la prospérité » est très éloigné de l’invitation de saint Paul que nous lisons dans le passage de 2 Co 8,9-15 : « Vous connaissez, en effet, la libéralité de notre Seigneur Jésus Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, de riche qu’il était, afin de vous enrichir par sa pauvreté. » (v. 9) Et il est également très loin de la prophétie positive et lumineuse de l’American dream, qui a été source d’inspiration pour beaucoup. La « théologie de la prospérité » est donc loin du « rêve missionnaire » des pionniers américains, et encore plus du message de prédicateurs comme Martin Luther King et du contenu social, inclusif et révolutionnaire de son mémorable discours « J’ai fait un rêve ».

[1] Cf. D. W. Jones - R. Woodbridge, Health, Wealth & Happiness : Has the Prosperity Gospel Overshadowed the Gospel of Christ ?, Grand Rapids (MI), Kregel, 2010.

[2] Paul Yonggi Cho a été condamné pour avoir détourné environ 15 millions de dollars des caisses de l’Église, utilisés pour compenser les pertes en bourse de sa famille.

[3] Cf. K. Attanasi - A. Yong, Constructing China’s Jerusalem : Christians, Power, and Place in Contemporary Wenzhou, Stanford, Stanford University Press, 2011. Cf. également T. Meynard - M. Chambon, « Vie per l’aggiornamento della Chiesa cattolica cinese », in La Civiltà Cattolica, 2018 I, p. 271-280 — Édition française : « Chemins pour l’Aggiornamento de l’Église catholique chinoise », 2018 II, p. XXX ; P. Wu, « Reasons Why Prosperity Theology Floods in China », in chinachristiandaily.com/news/categ…-china_3103

[4] K. Ward, « “Mere Poverty Excites Little Compassion” : Adam Smith, Moral Judgment and the Poor », in The Heythrop Journal, mars 2015, in https://doi.org/10.1111/heyj.12260/ Cf. Id., « Porters to Heaven Wealth, the Poor, and Moral Agency in Augustine », in Journal of Religious Ethics, avril 2014, in https://doi.org/10.1111/jore.12054/ Ici, Kate Ward affirme que les racines de ce que nous nommons aujourd’hui « évangile de la prospérité » sont anciennes et qu’elles étaient déjà connues à l’époque de saint Augustin, lequel s’opposait à une telle vision.

[5] Cf. « Why Evangelicals love Donald Trump. The secret lies in the prosperity Gospel », in The Economist, 18 mai 2017 ; « Experts Discuss Role of “Prosperity Gospel” in Trump’s Success », in The Harvard Crimson, 24 octobre 2017 ; P. Feuerherd, « Does the “Prosperity Gospel” Explain Trump? », in Jstor Daily, 1er mai 2017.

[6] En février 2018, lors du traditionnel National Prayer Breakfast, Donald Trump, associant son pays aux rêves américains de liberté, d’héroïsme et de courage, a qualifié les États-Unis de light unto all nations (« une lumière pour toutes les nations »). « Tant que nous ouvrirons les yeux sur la grâce de Dieu – et que nous ouvrirons nos cœurs à l’amour de Dieu —, alors l’Amérique sera pour toujours la terre des hommes libres, la maison des courageux et une lumière pour toutes les nations. » Cette citation est reprise d’une prophétie biblique à propos du rôle restaurateur et messianique d’Israël, le peuple élu et la grande nation prospère qui avait été rêvée par les patriarches : « Je fais de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre. » (Is 49,6)

[7] Nous rappelons que même la cérémonie d’inauguration du mandat présidentiel de Donald Trump a intégré des prières de prédicateurs de l’« évangile de la prospérité » comme Paula White, l’un de ses conseillers spirituels. En octobre 2015, la Maison-Blanche a organisé, à la Trump Tower, une rencontre de télé-prédicateurs liés à la « théologie de la prospérité, qui ont prié pour le président actuel, lui imposant les mains. La vidéo peut être consultée in https://www.youtube.com/watch?v=EQ18exdhR6I

[8] Cf. D. R. McConnell, A Different Gospel : Biblical and Historical Insights Into the Word of Faith Movement, Peabody (MA), Hendrickson, 1988.

[9] J. Goff, « The Faith that Claims », in Christianity Today, no 34, février 1990, p. 21.

[10] K. Copeland, The Laws of Prosperity, Tulsa (OK), Harrison House, 1974.

[11] H. Hill, How to be a Winner, Alachua (FL), Bridge Logos, 1976.

[12] Cf. R. Tilton, God’s Miracle Plan for Man, Tulsa (OK), Robert Tilton Ministries, 1987.

[13] G. Copeland, God’s Will is Prosperity, Tulsa (OK), Harrison House, 1978.

[14] Cf. A. Spadaro - M. Figueroa, « Fondamentalismo evangelicale e integralismo cattolico. Un sorprendente ecumenismo », in La Civiltà Cattolica, 2017 III, p. 105-113 ; édition française : « Fondamentalisme évangélique et intégrisme catholique. Un œcuménisme surprenant », 2017, VII-VIII, p. 11-20.

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